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L’Infime

 

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Les gouttes

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Deux gouttes d’eau, c’est ce que l’on pouvait dire de leur ressemblance. C’est ce que diraient les autres, après le Grand Jour. Le Grand Jour qui suivrait l’interminable nuit. Une goutte d’eau divisée en deux, précisément. Précisément peut-être, mais infimement différentes. Et c’est à l’intérieur même de l’Infime qu’habitaient ces deux femmes. Leurs noms s’entrelaçaient, disparaissaient. Ils n’existaient pas.

 

Il faisait sombre dans l’Infime, et c’était petit. De plus en plus petit, pour elles. L’Au-delà de l’Infime leur paraissait immense et lumineux, mais aujourd’hui faisait peur.

 

—  Tu entends ? dit Droite.

 

—  Les vagues ? répondit Gauche.

 

—  Je ne sais pas, c’est pas comme d’habitude.

 

La valise de Gauche débordait, des idées flottaient autour et il y avait des tâches de peinture, dans tous les sens. Droite se dirigeait, soucieuse, vers sa propre valise pour en observer le contenu.

 

—  C’est marrant, j’ai regardé cette valise tous les jours et…

 

—  Et ? s’empressa de poursuivre Gauche, trahissant une forme d’impatience inhabituelle.

 

—  Et… aujourd’hui elle me semble différente, énonça Droite, lointaine.

 

Gauche aussi était soucieuse mais elle craignait que le révéler empire la situation. Elle préférait se montrer la plus rassurante possible, à Droite :

 

—  Ce n’est pas la valise qui est différente.

 

Rassurante, elle avait du mal à l’être, Gauche, et cela l’agaçait. Elle partit s’assoir à côté de sa valise. Elle remuait du bout des doigts les morceaux de tissu qui jaillissaient de part et d’autre du bagage et qui, pour la plupart, venaient épouser le sol. Orange, beaucoup, violet aussi de ce côté-là. Les débris de tissus rafistolés s’enlaçaient sur un bout de chemin avant de s’épuiser en nœuds, flottants, tirants. Grinçants. Du cœur des nœuds bouillonnait une mélodie sans silence. Brouillon. Gauche était pensive, l’atmosphère de l’Infime était orageux, lourd.

 

—  T’attends quoi là ? lança sèchement Droite. T’en as pas d’autres à préparer ?

 

Droite s’avança d’un pas soutenu vers la table sur laquelle étaient posés les machines à coudre, tissus, ciseaux, pinceaux… L’atelier, en somme. Il y avait des chutes de partout, de la matière dans tous les sens et des éclats de couleur, surtout du côté de Gauche.

 

—  Ça déborde, tu vois bien j’arrive déjà pas à la fermer ! rétorqua-t-elle, contrariée, un soupçon de honte dans la voix.

 

Droite ne la regardait plus, elle continuait son minutieux bricolage, inlassablement. Elle avait troué une membrane dorée informe pour y introduire un fin cordage sur lequel elle travaillait depuis des heures déjà, des jours peut-être. Un bon moment en tout cas. Ce lien, pourtant solide, était composé de trois cordelettes fragiles, entrelacées, rosées. Les petits trous se suivaient, en ligne, à distance égale à la surface de la membrane. Chacun attendait l’instant fatal où la petite corde les transpercerait d’un simple aller d’aiguille pour les relier entre eux. Un lacet. Droite aimait lacer ses matériaux, quels qu’ils soient. Elle avait un don certain pour inventer des vêtements efficaces et sublimes à partir de morceaux informes.

 

—  Tu l’as déjà celui-là, lança Gauche jalousement.

 

—  Le Grand Jour approche, tu ferais mieux de t’occuper de tes affaires.

 

Gauche fixait sa valise, pensive. Il fait étrangement jour au-delà de l’Infime, songeait-elle. Blanc nacré. Une idée lui frôla l’oreille droite, ce qui la sortit immédiatement de ses pensées. Elle se leva d’un bond pour rattraper l’idée avant que celle-ci lui échappe. La maline flotta sinueusement jusqu’à Droite qui occupait la table de l’atelier.

 

—  Le pinceau, le pinceau… marmonnait Gauche qui, une fois arrivée à la table, dut bien trouver un prétexte mystérieux à sa venue soudaine.

 

Elle se mit à fouiller dans ses affaires éparpillées en balayant de sa main plumes et coquilles fendues. Une fois le pinceau retrouvé - celui-ci se cachait derrière des fragments de tissus teintés - Gauche se précipita vers sa valise écaillée et s’assit à côté. Plusieurs vases de couleurs étaient disposés non loin d’elle, sur le sol. Droite n’avait pas interrompu ses gestes et paraissait concentrée, mais ce n’était pas le cas. La lumière semblait grandir à l’intérieur de l’Infime et un sentiment déchirant s’emparait d’elle. Elle ne pouvait l’expliquer. Pendant ce temps, Gauche tapissait le sol de couleurs, renversant le liquide contenu dans les vases, à la recherche d’on ne sait quoi. La flaque s’étalait de plus en plus tandis que sa couleur évoluait. Gauche mélangeait avec ses mains, pinceau derrière l’oreille. Droite l’observait en lançant de furtifs coup d’œil. Agacée par l’incompréhension elle brisa le silence :

 

—  Tu fais quoi ?

 

—  Je cherche le turquoise, répondit Gauche d’un ton détaché.

 

Droite marqua un temps d’arrêt. Un temps d’arrêt qui semblait, pour elle, s’étendre à l’infini. Elle s’empressa de lâcher un soupir exaspéré et reprit son travail méticuleux. Et si c’était elle qui avait raison ? se questionnait-elle alors, anxieuse.

 

—  Pourquoi tu fais ça ? ajouta-t-elle d’une voix paisible qui ne trahissait pas son doute.

 

—  Je ne sais pas, répondit Gauche, calmement. Et toi alors, pourquoi tu fais ça ?

 

Les deux femmes s’arrêtèrent et se regardèrent dans les yeux. Rarement cela se produisait à l’unisson. Toutes deux semblaient alors se redécouvrir derrière cet échange de regards défiant. Pendant ce temps dans l’Au-delà s’agitaient sons et lumières, inhabituel. Le lac de l’Infime, ordinairement calme, agissait de manière inquiétante. En son cœur naissaient des vagues qui grandissaient dangereusement en se déroulant vers le bord, certaines même s’explosaient violemment contre les parois du cocon. On pouvait apercevoir un trou noir au cœur du point d’eau. Il paraissait s’agrandir en tournant sur lui-même. Gauche et Droite se regardaient encore, mais le défi avait laissé place à l’inquiétude ; aujourd’hui était un jour particulier et toutes deux le savaient.

 

—  J’ai peur, avoua Droite qui laissait rarement sa fierté de côté.

 

Touchée par cette confession qui la faisait se sentir plus grande, plus courageuse, Gauche se leva et se dirigea d’un pas confiant vers la paroi la plus colorée de lumière. Elle posa sa main verte bleutée sur la surface organique, d’un geste doux, puis approcha son oreille pour écouter les murmures de l’Au-delà.

 

—  Moi aussi j’ai peur, déclara-t-elle, mais nous devons rester ensemble. Le temps est venu, le Grand Jour approche et nous sommes prêtes. Tu t’imaginerais rester ici plus longtemps ?

 

—  Non, répondit Droite en lançant un regard préoccupé vers les parois de l’Infime qui commençait à se détacher en lambeaux. C’est la fin, ajouta-t-elle, ça se voit.

 

—  C’est le début tu veux dire ! s’exclama Gauche, impatiente, nerveuse, excitée ; un mélange de tout ça.

 

Avant même que Droite ait eu le temps de répliquer, Gauche ajouta :

 

—  Approche, j’entends une voix étrangère ! Elle adressa à sa sœur un signe de la main pour qu’elle vienne la rejoindre à l’extrémité de leur cocon.

 

En se levant, Droite, maladroite, trébucha sur rien. Elle se releva immédiatement, lançant des regards de part et d’autre de la caverne. Elle était sur ses gardes.

 

—  Tu as senti ? lança-t-elle, méfiante.

 

—  Viens, je te dis, répondit Gauche en haussant les épaules. C’est dehors que c’est différent.

 

—  La secousse, tu l’as senti ? Je ne suis pas folle ! C’est ce qui m’a bousculée, tu n’as pas vu ?

 

—  Tu délires je te dis, viens voir !

 

Droite continuait de scruter les parois humides de l’abri qui devenait de plus en plus inhospitalier. Un pas de recul, elle attrapa son dernier laçage sur la table pour le ranger dans sa valise, avec les autres protections. Elle referma rapidement le bagage qu’elle tira avec elle jusqu’à sa sœur.

 

—  Tu as si peur que ça ? lui demanda Gauche, amusée.

 

—  Je préfère avoir l’armure à proximité. Simple précaution, répondit Droite, froidement. D’ailleurs tu ferais bien d’en choisir une toi aussi. Ta valise ne sera jamais bouclée à temps, il faut que tu fasses des choix.

 

—  Oui oui, rétorqua Gauche machinalement, sans prêter plus d’attention à la remarque de sa sœur.

 

—  Je ne rigole pas, je dis ça pour toi. Quand le déluge frappera ce ne sera pas le moment d’hésiter. Il faut que tu sois sûre, c’est important.

 

Ce n’était pas le moment pour elles d’entrer en conflit. Tout était déjà bien trop étrange pour venir rajouter d’inutiles obstacles. Gauche le savait et préféra rester silencieuse à ce propos, c’était son problème après tout. Droite était prête, elle, qu’elle s’occupe donc de ses affaires.

 

—  Montre-moi tes morceaux d’armure, renchérit Droite qui ne semblait pas vouloir lâcher l’affaire.

 

Gauche lui lança un regard assassin. Déjà qu’elle manifestait une certaine pudeur à ce propos, le moment était vraiment mal choisi. L’orage était proche. Le vent expirait une mélodie chaotique qui rebondissait sur les parois dégoulinantes. De plus en plus fort, dans l’Infime, le lac était presque vide. A la place de son cœur, une sombre cavité béante.

 

—  Montre-moi tes armures ! ordonna Droite à sa sœur.

 

—  Ce ne sont pas mes armures ! s’exclama Gauche, irritée.

 

—  Pourquoi tu dis ça ? s’étonna Droite en haussant son sourcil gauche.

 

—  Ce sont des armures d’instants, je ne peux pas t’expliquer pourquoi, elles ne m’appartiennent pas vraiment. Tu n’as qu’à les sortir toi-même et faire le tri, ça n’a pas d’importance, répondit Gauche, un peu fâchée mais soulagée d’avoir su rester à peu près calme.

 

Elle s’éloigna de sa valise débordée et se dirigea vers la table. Elle récupéra une forme qu’elle avait dissimulé dans un coin, sous un morceau d’écorce. La peau morte de l’arbre protégeait un masque que la jeune femme continua de bricoler. Textures alambiquées, couleurs, contours. Alors que le cocon menaçait de s’effondrer, Gauche s’acharnait.

 

—  L’instant est là, ressassait-elle, imperturbable.

 

Droite était à la fois sceptique et admirative des armures de sa sœur. Elle les sortait de la valise submergée et les étalait au sol. Carquois fleuri troué, percé, caban maillé en tiges de groseilles, épaulettes en langues de terre séchée... Elle les contemplait, les évitait, les retournait, les enfilait, les quittait, les sélectionnait. Captivée, empressée. Rien n’avait de sens dans ce spectacle. Toutes ces formes ne ressemblaient en rien à celles qui composaient son armure - soigneusement rangée dans l’autre valise. Cependant, toutes les protections de Gauche contenaient une infime part de génie qui rendait chaque pièce unique. Et efficace.

 

—   Regarde !

 

—  Ça te va bien, déclara Gauche, sans même jeter un coup d’œil car trop concentrée à la confection du dernier masque.

 

L’espace devenait de plus en plus brumeux. La poussière de l’Au-delà infiltrait l’Infime en s’immisçant par le creux du lac. Le sol commençait à fondre, dans le brouillard. Tandis que Gauche était véritablement concentrée et impassible, Droite avait refermé la valise de sa sœur. Cramponnée à la poignée du bagage, elle observait l’effondrement du cocon. Les parois autrefois inflexibles s’affaissaient en battements. L’Au-delà orchestrait l’inévitable danse. Paniquée, Droite ne put contenir son affolement plus longtemps :

 

—  Arrête tout s’il-te-plaît, viens à mes côtés je vais disparaître ! Je m’enfonce dans l’obscurité, aide-moi ! implorait-elle, désorientée.

 

Gauche ajouta la dernière perle, bleue, et accouru auprès de sa sœur, le masque à la main. A l’extérieur on pouvait entendre la douleur déchirante qui hurlait. Droite, toujours agrippée à la valise de Gauche, sombrait dans l’abîme. Le gouffre s’ouvrait pour elle et Gauche la retenait, en vain. A cet instant et pour la première fois depuis le début de leur courte existence, l’Au-delà menaçait de les séparer. Il n’y avait plus rien à dire, le Grand Jour était là, maintenant. A mesure que Droite disparaissait dans l’ombre béante, l’Au-delà appelait, affamé de vie. Gauche tenait la main de Droite et s’aperçut qu’elle portait en parure ses morceaux d’armures. C’est vrai qu’ils lui allaient bien, songea-t-elle, sans lui dire. L’inquiétude dans le regard des jumelles se transforma. L’amour rassurait, au-delà de l’Au-delà, au-delà de tout.

 

—  Tiens, Gauche déposa délicatement le masque sur le visage de sa sœur. Il te protègera, ajouta-t-elle, garde-le.

 

Le visage désormais ombragé, Droite adressa un immortel regard bienveillant à Gauche. Elle déposa furtivement un baiser sur les lèvres de sa moitié avant de disparaître.

 

Dans le fond de la pièce, Droite avait laissé sa valise.

 

 

 

 

 

 

D’après une idée originale de Germain Brévot et Romane Truc.

 

 

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Les perles

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Des perles de matière flexible flottaient dans l’Infime. Certaines tournoyaient agilement dans le ventre de la création tandis que d’autres se cognaient, fusionnaient ou se reposaient. L’enfant les observait. Les trajectoires des perles scintillantes exécutaient, à l’unisson, une symphonie divine. Elles traçaient, dans la bulle, toutes sortes de formes. Aléatoirement, constamment. Toutes connaissaient le rythme du temps, mieux que personne. Une vieille légende racontait que les perles disparaissent après le Grand Jour. Soit disant qu’elles se précipitaient dans un gouffre et que la lumière de l’Au-delà les métamorphosait en substance invisible. Une idée s’approcha de lui, elle était d’un bleu roi étincelant. L’enfant sourit.

 

— Bonjour ! adressa-t-il à l’idée, d’un air joyeux.

 

L’idée lui tournoya autour de la tête, elle avait l’air sympathique. Les idées, c’était le nom qu’il avait attribué à la grande famille de petites perles qui habitaient le cocon avec lui.

 

— Tu es qui ? ajouta-t-il, impatient.

 

L’enfant aimait discuter avec les perles. Il ne les connaissait pas toutes, il aurait fallu une vie et au-delà pour échanger avec chacune d’entre elles. Certaines, en revanche, venaient le rencontrer souvent. Parfois. Celle-ci, c’était une idée nouvelle.

 

— Je suis l’idée que l’on trouve.

 

L’enfant resta silencieux une fraction de seconde.

 

— Tu veux dire que c’est moi qui t’ai trouvé ? lui demanda-t-il.

 

— Oui, acquiesça-t-elle en gigotant.

 

— J’imaginais pourtant que tu étais venu à moi ! rétorqua l’enfant, sans cacher sa surprise.

 

La perle virevolta et se rapprocha. Les battements du cœur dans la poitrine de l’humain faisait vibrer les contours de l’idée. Sa couleur perçait l’obscurité par vagues bleues perlantes.

 

— Alors c’est ton imagination qui m’a fait venir.

 

— Tu sais qui je suis ? demanda l’enfant qui n’était pas sûr d’avoir saisi le sens de la précédente réplique.

 

— Je sais qui tu es, mieux que personne, mieux que toi-même. Tu es l’enfant qui m’a trouvée.

 

Avant même que l’humain ait pu répondre, l’idée s’était envolée rejoindre ses compères dans le ciel de l’Infime. Il la regardait s’éloigner et sa couleur disparaissait pour se fondre au milieu des autres. Très vite, il perdit l’idée de vue, et il eut beau la chercher, elle ne lui réapparut pas. Dans sa posture d’attente, l’enfant restait statique. Il était en apesanteur. L’Infime s’était rétrécit au fil du temps, ou bien c’était le petit être qui avait grandi. Personne ne le savait vraiment. Les idées étaient ses seules compagnes à l’intérieur du cocon. L’enfant avait déjà oublié l’idée bleue roi. Il passait la majorité de son temps à observer la chorégraphie des perles et s’attardait parfois sur une. Lorsque les idées s’approchaient, leurs couleurs et contours devenaient de plus en plus perceptibles pour l’œil de l’humain. Chaque idée abritait un monde, plus ou moins vaste, défini par un langage sensoriel. Les mots n’existaient pas encore dans les idées, rien n’était nommé. Alors l’enfant s’inventait des histoires à partir des textures du vide. Les textures, c’était les teintes et les mouvements, les formes et les harmonies que composaient ensemble, ou séparément, les petites perles de matière. Parfois, il les appelait :

 

— Venez, petites perles d’idées ! Venez me tenir compagnie.

 

Certaines s’approchaient puis repartaient, d’autres restaient plus longtemps et interagissaient avec lui, brièvement, longuement. L’enfant aimait particulièrement réveiller les idées dormantes. Certaines perles dérivaient jusqu’à lui pendant leur sommeil et il leur donnait un petit coup d’index, fugace, pour les raviver. Généralement, la perle dormante n’aimait pas se voir dérober au sommeil aussi brutalement, ce qui lui valait de s’énerver en s’agitant autour de l’enfant, comme pour le gronder. Lui s’en amusait et les idées, grognantes, partaient se rendormir ailleurs. Un jour, une nuit - on ne sait pas vraiment - une perle dormante se réveilla d’elle-même dans la main de l’enfant.

 

— Bonne nuit idée rosée, chuchota-t-il lorsque celle-ci se mit à trembloter.

 

— Je ne dors plus, Enfant. Je sors d’un rêve terrible et merveilleux. Veux-tu que je te le conte ?

 

— Volontiers, répondit-t-il en tentant de cacher son excitation - pour ne pas apeurer l’idée.

 

— Alors écoute-moi bien, commença-t-elle d’une voix suave. Il était une fois, un royaume captivant. Un royaume si grand qu’on ne pouvait en voir les contours. Aussi loin que je volais, le ciel continuait sans jamais finir et les nuages traçaient leurs dessins, sans jamais s’arrêter. Parfois j’entrais dans la brume céleste et je ne voyais plus l’étendue de l’espace. Alors je filais droit devant, sans savoir où aller. Le royaume était si vaste que mes compères, les perles de matière, étaient plus difficiles à trouver. Je me sentais bien seule et la liberté me dépassait à tel point que je ne savais qu’en faire.

 

— Tu as trouvé une idée pour t’accompagner dans la solitude ?

 

— Patience, Enfant. Je me sentais bien seule et la liberté me dépassait. Je dois même avouer que j’étais un peu effrayée de demeurer invisible pour toujours.

 

— Invisible pour toujours… répéta l’enfant, angoissé par cette idée.

 

— Le sol de la planète était loin, en bas de moi. Tout à coup, j’eus envie de descendre à la rencontre des êtres de ce royaume. L’inconnu. Plus je descendais, plus l’atmosphère se réchauffait, et plus la terre dévoilait ses merveilles. Les mots n’existent pas pour décrire la beauté de ce lieu rêvé. Je descendis donc à la rencontre des humains, les habitants de cette planète. Une fois arrivée en bas, personne ne semblait me voir. J’étais invisible aux yeux de ces êtres – qui te ressemblaient, étrangement.

 

— C’est terrifiant, bredouilla l’enfant. Et les autres idées, tu les as retrouvées ?

 

— Oui ! Mes camarades étaient en bas, elles aussi, mais figure-toi que celles-ci m’ignoraient ! s’exclama la perle, encore abasourdie par son propre récit.

 

— Ah oui ?

 

— Les perles étaient trop concentrées à tournoyer autour des humains. Ensemble, elles formaient des auréoles – plus ou moins denses – qui encerclaient chaque être. En amas circulaires, les perles gravitaient autour de leur humain respectif. C’était là un spectacle bien étrange…

 

— C’est un peu comme ici, pourtant ? Vous tournez autour de moi, ensemble ! poursuivi l’enfant, attentif.

 

—  A ce détail près que la majorité d’entre elles étaient des idées sans couleurs. Endormies peut-être, je ne sais pas. Elles ressemblaient à des cadavres d’idées statiques et froides. Horrifiée, j’ai essayé de me glisser dans les petites galaxies pour en réveiller certaines. Hélas, ce fut un échec.

 

— Oh non ! Et les autres alors, les autres perles colorées, que faisaient-elles ?

 

— Justement, écoute-moi bien. J’ai aperçu un enfant au loin.

 

— Un enfant comme moi ? questionna-t-il.

 

— Un enfant, comme toi. Oui. Autour de lui gravitaient un grand nombre de perles de couleur. Certaines étaient mourantes mais la majorité rayonnait encore. Je me suis approchée de l’enfant, timidement attirée par toutes les billes enluminées, et l’une des perles de son cercle m’a interpelée.

 

— Que t’a-t-elle dit ?

 

— Je suis allée la rencontrer, au bord de son univers. Elle s’étonnait de me voir naviguer seule - les idées solitaires se font rare sur cette planète. Elle m’a demandé quel était mon contenu mais je n’ai pas su répondre. A vrai dire, le sens même de cette question m’échappe. J’ai voulu comprendre pourquoi tant d’idées se réunissaient autour des humains. Pourquoi les avoir choisis eux comme véhicule. Elle me répondit que c’était bien souvent les humains qui nous capturaient, sans même s’en apercevoir.

 

— Oh… Ici pourtant, c’est vous, les perles, qui venez à moi ! Souvent, admet-le ! rétorqua le petit être. Et puis c’est toi qui est descendue du ciel jusqu’aux humains, et non l’inverse ! continua-t-il.

 

La perle, légèrement susceptible, marqua un temps d’arrêt. Immobile dans l’Infime, l’enfant lui lançait des regards embarrassés. Il semblait presque regretter son audacieuse réponse. La perle rosée se mit alors à gigoter frénétiquement - si bien que l’humain eut peur qu’elle disparaisse avant de raconter la fin de son rêve. Alors le petit être décida de rester silencieux, ferma les yeux et l’idée poursuivit :

 

— Les humains nous capturent et c’est pour cette raison, précisément, que beaucoup de perles finissent par mourir. L’humain, aveuglé par lui-même, ne nous voit pas et nos couleurs s’effacent, peu à peu. Nous nous laissons mourir ! Certaines plus rapidement que d’autres.

 

— J’espère que tu as tort car ton histoire est triste, susurra l’enfant, une pointe de sanglot dans la voix.

 

— La perle m’informa que les jeunes idées colorées étaient pleines de fougue et d’espoir. Seulement, dans le temps, très peu subsistaient. A l’intérieur même du cercle de perles se créaient des affinités, des conflits. Chez certains humains, les idées s’entretuaient par tristesse de ne pas voir leur contenu prendre forme matérielle sur la planète. La perle m’informa qu’une fois le cercle intégré, il était très difficile de s’en détacher. C’était presque impossible.

 

— Alors impossible n’existe pas vraiment, si c’est presque ? interrogea l’enfant.

 

— Selon la perle, la seule façon de s’évader du cercle est causée par une rencontre.

 

— Une rencontre ?

 

— Précisément. Lorsque les humains se mélangent, m’a-t-elle dit, leurs cercles d’idées se rencontrent. Il devient alors possible de franchir le seuil de son univers pour basculer dans celui de l’autre. Seulement, il faut trouver chez l’autre la perle complémentaire pour pouvoir fusionner avec. C’est la condition.

 

— Alors les idées cherchent leurs amoureuses chez les perles des autres ? s’étonna l’enfant.

 

— C’est à peu près ça, oui, acquiesça l’idée.

 

— Et toi alors, tu as fait quoi ?

 

— Je ne me rappelle plus comment s’est achevé le dialogue avec la perle rouge. Seulement, je me souviens avoir observé longuement les idées qui tournoyaient autour de l’enfant. J’en voyais qui s’acoquinaient. Elles mélangeaient leurs couleurs avec leurs formes, pour aboutir à une bille plus imposante. J’en devinais d’autres qui se chamaillaient, virevoltant à toute allure. Puis j’ai regardé l’enfant, longuement aussi, et celui-ci paraissait discuter avec les perles. Tout à coup, il a plongé son regard en moi. Cet échange, bien qu’intensément court, a eu pour effet de m’électriser.

 

— Tu veux dire que l’enfant te voyait encore, après le Grand Jour ? s’exclama le petit être qui voulait être rassuré.

 

— Je ne sais pas. C’était un rêve. Mais si tu restes un enfant, alors peut-être, répondit l’idée.

 

L’humain se tut, il était pensif. Alors l’idée continua son histoire.

 

— Enfin, je me suis envolée car j’avais peur que le cercle m’aspire. J’ai décidé de retourner dans le ciel et je voyageais droit devant moi, encore une fois sans savoir où aller. Troublée. J’ai volé pendant longtemps, je ne saurais te dire combien de temps, les repères temporels sont étrangement décousus. Puis je me souviens avoir fait une rencontre singulière dans les hauteurs célestes. Un oiseau, au plumage particulier, m’a demandé ce que je faisais là. Je lui ai répondu que je fuyais le monde des idées en captivité. Les plumes de l’oiseau comportaient toutes les couleurs de l’univers...

 

— Waouh ! Et ? s’impatienta l’enfant.

 

— L’oiseau m’a dévorée et je me suis réveillée. Ici, dans ta main.

 

— Vraiment ? lança-t-il, les yeux écarquillés par la chute de l’histoire.

 

L’idée rosée repartit s’endormir ailleurs, elle se dirigeait en frétillant vers les nébuleuses les plus proches. L’enfant la perdit de vue car il était lourdement concentré à imaginer l’oiseau aux couleurs infinies. Il se demandait à quoi pouvait bien ressembler un oiseau. Alors qu’il tentait d’agencer des contours pour créer l’image d’un être volant aux milles teintes, il fut précipitamment extrait de ses pensées. Un son opaque et sourd détonna dans l’Infime. Réverbération écrasante. Le petit être, inquiet, lança des regards fulminants autour de lui. Les parois du cocon étaient anormalement lumineuses, celui-ci dévoilait des ramifications tortueuses et vibrantes à sa surface. Rouges violacées. Les perles s’étaient toutes rassemblées au même endroit, un peu plus bas, attirées par une force étonnante. Leurs gesticulations excessives formaient un genre de gros nuage pétillant qui hurlait un vacarme sans nom. L’enfant se mit à pleurer et les pria de se taire, mais les perles ne l’écoutaient pas. Elles ne l’entendaient plus. Le nuage d’idées se resserrait. L’enfant frappa violemment la parois d’un coup de pied, nu, et l’amas d’idée se dissipa dans l’Infime.

 

— Ne m’abandonnez pas ! J’ai peur, restez avec moi ! implora l’enfant - alors que les perles s’étaient rassemblées à nouveau.

 

L’espace devenait de plus en plus brumeux. La poussière de l’Au-delà infiltrait l’Infime en s’immisçant par une sombre cavité qui se creusait, plus bas. Le paysage commençait à fondre, dans le brouillard. Les parois du cocon s’affaissaient en battements à mesure que l’Au-delà orchestrait l’inévitable danse. Affamé de vie. Les perles chantaient en cœur une mélodie inconnue et se précipitaient une à une vers le gouffre qui s’élargissait. Doucement. Une lueur ardente éclairait désormais l’Infime et l’enfant ne pût garder les yeux ouverts plus longtemps. Progressivement, il ressentit son corps disparaître dans l’abysse.

 

Le premier souffle de vie que lui arracha l’Au-delà contenait une perle solitaire qui passait par là. Bleue roi. L’idée avait dévalé l’avalanche d’oxygène pour se réfugier dans le cœur du nouveau-né. A jamais et pour l’éternité.

© 2023 par Luc Morin. Créé avec Wix.com

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